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« Nous ne pouvons
changer les cœurs de ces habitants du Sud, mais nous pouvons rendre la guerre
si épouvantable et les en dégoûter à tel point que des générations entières
naîtront et mourront avant qu’ils ne soient prêts à y avoir une nouvelle fois
recours. »
W.T.Sherman
Jusqu’à la guerre Froide, les Etats-Unis n’ont entretenu que de très faibles forces militaires permanentes. L’armée de terre fut lors de chaque conflit mobilisée dans l’improvisation à partir d’un minuscule noyau de troupes régulières.
N’échappant pas à cette règle, l’épisode singulier et fondateur de
l’histoire américaine que constitue la fratricide guerre de Sécession reste le
premier exemple de mobilisation massive et totale du pays, cette fois contre
lui-même.
Première guerre « médiatisée » après la guerre de Crimée
de 1854-1855, marqué par de nombreuses et profondes évolutions militaires, ce conflit
sauvage de quatre années s’inscrit, en pleine révolution industrielle, dans la
continuité d’un processus menant aux guerres totales du XXe siècle.
Repères chronologiques :
· Avril 1861 : Le bombardement du fort fédéral Sumter marque le début du conflit ouvert. Au total, 11 états du Sud font sécession et forment les Etats Confédérés d’Amérique (CSA)
· Eté 1861 : Les échecs fédéraux à réprimer rapidement la rébellion (bataille de Manassas ou Bull Run) impriment une nouvelle ampleur à la guerre.
· 1862–63 : Plan Anaconda d’étouffement de la Confédération par des campagnes périphériques. Les tentatives directes contre les capitales respectives échouent de part et d’autre.
· Juillet 1863 : Défaite décisive des confédérés à Gettysburg. Abraham Lincoln décrète l’émancipation des esclaves.
· Eté 1864 – 1865 : Exécution du plan de Grant. Campagne sanglante et destructrice de Sherman à travers la Géorgie et les Carolines pour ravager les arrières de Lee.
· Avril - Mai 1865 : Après la chute de Richmond, la reddition de Lee face à Grant à Appomattox marque la fin réelle de la confédération.
L’origine de la guerre de Sécession trouve ses racines profondes dès l’indépendance Etats-Unis. Liées par la vision commune de l’émancipation face à la tutelle britannique, les 13 colonies originelles reposaient pourtant sur des systèmes économiques et sociaux fondamentalement différents. Si la population est passée de 9 millions en 1820 à plus de 31 millions d’habitants en 1860, c’est le Nord qui a bénéficié de l’essentiel de l’immigration. En 1860, les états « Yankees » comptent 23 millions d’habitants, contre 9 millions seulement dont 3,5 millions d’esclaves dans les états du sud. Tout oppose alors un Nord industriel et pionnier et un Sud rural et jaloux de son romantisme aristocratique. Economiquement, culturellement, et politiquement opposées, les deux visions de l’Union nées de l’indépendance devaient trouver dans la question de l’esclavage, pudiquement appelé « l’institution particulière », l’étincelle allumant un conflit depuis longtemps larvé.
La suppression rapide de l’esclavage dans les états du Nord fut en effet non pas autant une œuvre morale que la conséquence inévitable de l’esprit de libre entreprise et de concurrence qui y prévalait.
La pré-révolution industrielle galopante alimentait alors l’esprit pionnier grâce à l’arrivée en masse d’une main d’œuvre immigrée depuis l’Europe. Celle-ci, avide de sortir de sa misère d’origine même au prix des plus pénibles efforts, permettait de nourrir à bas coût un système de production bien éloigné sinon incompatible avec la vision agrarienne et servile des états producteurs de coton.
Le maintien de l’esclavage, sa conservation et son expansion était en effet un principe fondamental et indissociable de la société sudiste, laquelle connaissait une organisation aristocratique rurale reposant sur une classe dominante de grands planteurs. Tiraillés entre deux mondes aussi disparates, les états du Haut sud, Kentucky, Tennessee, et Virginie en tête, faisaient déjà figure de liens ténus autant que de tampon et de lieux d’affrontement entre deux modes de vie apparaissant dès les années 1840-50, période de compromis provisoires, de plus en plus radicalement incompatibles. Seule l’existence d’un ennemi commun, l’Angleterre puis le Mexique, avait permis dans la première moitié du siècle de repousser une scission que les contradictions internes du pays semblaient rendre inévitable.
La crise majeure transparaît à la fin des années 1850, sous la présidence de James Buchanan. C’est la question de l’esclavage dans les nouveaux états admis dans l’Union qui mène à la rupture. Sa légalité dans le territoire du Kansas menace alors de faire éclater le fragile compromis du Missouri qui avait préservé le statut quo en délimitant strictement l’extension de « l’institution particulière ». Une guérilla ouverte entre esclavagistes et abolitionnistes ravage le nouvel état. John Brown, abolitionniste mystique qui y joue un rôle important mène en 1859 une expédition vouée à l’échec pour libérer de force les esclaves de Harper’s Ferry en Virginie. Capturé et exécuté, son acte raidit les positions respectives dans le Nord comme dans le Sud.
Lorsque les élections de 1860 amènent au pouvoir un républicain du Nord Abraham Lincoln, les menaces de sécession des plus intransigeants des états du Sud se transforment en réalité : La Caroline du Sud décrète alors que « l’union qui existe aujourd’hui entre la Caroline du Sud et les autres états, sous le nom d’Etats-Unis d’Amérique est par la présente dissoute. » Elle est rapidement rejointe par six autres états qui ensemble constituent, le 18 février 1861, les états confédérés d’Amérique. Revendiquant la propriété des arsenaux fédéraux présents sur son territoire, la confédération fait ouvrir le feu contre le fort fédéral Sumter en avril. Lincoln déclare alors la confédération en état d’insurrection, jetant du même coup dans ses bras le Tennessee, la Virginie, l’Arkansas et la Caroline du Nord, quatre grands états incertains du haut sud. Parmi les autres états esclavagistes, la situation est un temps troublée, le Kentucky revendiquant alors une neutralité légalement indéfendable. Mais son occupation assez rapide ainsi que celle du Missouri, maintiennent de fait les deux états tiraillés entre les deux camps dans l’Union. Le Maryland, le minuscule Delaware et les comtés montagneux et peu esclavagistes du nord-ouest de la Virginie optent pour la légalité et se rallient à Washington.
Mais si la déchirure paraît irréversible au printemps de 1861, aucun des deux camps ne dispose de forces armées lui permettant d’affirmer son droit, en dehors d’une minuscule armée fédérale acquise à l’Union mais dispersée et inutilisable.
« J’ose
me croire assez compétent pour commander un régiment »
Lettre d’U.S.Grant, futur commandant en chef des armées de l’Union et futur président des Etats-Unis, 24 mai 1861
L’organisation d’un commandement apte à encadrer efficacement les nouvelles armées est la première question que doivent résoudre les gouvernements de Washington et de Richmond. Si seule une minuscule poignée des soldats engagés dans la petite armée fédérale rejoignent la confédération, 286 officiers sur 1080, dont beaucoup des plus brillants brevetés de West Point, démissionnent pour rallier le Sud. Ces ralliements à la cause sudiste ont tout d’abord pour effet de donner à la confédération des chefs de tout premier ordre pour son armée naissante, tandis que l’armée de l’Union est amputée de nombre de ses meilleurs chefs.
Parmi eux, le compétent Joseph E.Johnson, en mauvais termes avec Jefferson Davis, déçoit néanmoins et est vite relégué à des emplois secondaires. C’est en fait en la personne du Virginien Robert E. Lee qui résolument mais sans enthousiasme décline un commandement fédéral pour se mettre au service de sa Virginie natale, que le Sud trouve son champion. Devenu un véritable mythe, « Marse Robert », le meilleur tacticien du conflit bien que peu économe de la vie de ses hommes, porte rapidement par les victoires de son « army of Northern Virginia » tous les espoirs de la Confédération tout autant que les frustrations du Nord. De nombreux autres officiers de talent tels Pierre Beauregard, Jackson, le légendaire « Stonewall », Longstreet, Ewell ou John Bell Hood, se révèlent progressivement d’excellents entraîneurs d’homme et souvent d’habiles stratèges et de fins tacticiens. Grâce à la tradition de l’aristocratie rurale du Sud, la cavalerie grise reste longtemps sans le moindre équivalent dans le Nord. Stuart, Wheeler ou Nathan Bedford Forrest forment ainsi des troupes de cavalerie capables de raids dévastateurs sur les arrières de l’Union tout autant que d’opérations d’éclairage ou de retardement.
Au début de la guerre, l’Union est en revanche sévèrement handicapée par la médiocre qualité de ses généraux. Winfield Scott le général en chef de l’armée fédérale est trop âgé et rapidement écarté. D.C.Buell, Irvin Mc Dowell ou les généraux « politiques » tels John Frémont se révèlent très en dessous des exigences de leur fonction. W.Halleck qui coordonne tout d’abord les armées de l’ouest, est un administrateur compétent mais pas un chef de terrain. Promu commandant en chef, c’est dans son dernier de rôle de chef d’Etat-major des armées de l’Union que ses compétences se révèlent les plus utiles.
Lincoln parvient peu à peu pourtant à trouver des chefs véritablement capables diriger ses armées. Avec Mc Clellan, l’Union pense à la fin de 1861 avoir trouvé un brillant général. Bien que charismatique et remarquable organisateur de l’armée du Potomac, il se révèle en fait être durant toute l’année 1862 d’une incroyable pusillanimité, répugnant à engager et incapable d’utiliser efficacement le formidable outil de guerre qu’il a créé. De plus son mépris affiché pour le Républicain Lincoln rend la cohabitation entre pouvoir politique et autorité militaire impossible. George B.Mc Clellan qui se rêve en Napoléon mais ne possède au mieux « que » les talents d’un Berthier, après avoir entretenu l’espoir d’une victoire rapide, est limogé en novembre 1862. Illustrant les déchirements internes au sein de l’Union, il est investi de la candidature démocrate face à Lincoln en 1864.
Mais peu à peu, les durs combats révèlent des officiers de grand talent, tels Meade, le vainqueur de Gettysburg, le sudiste Thomas resté fidèle à Washington ou le sombre Sherman qui sont rapidement promus et placés à la tête des troupes fédérales. De même, à partir de 1863, la cavalerie de l’Union commence à pouvoir prétendre rivaliser avec celle du Sud grâce à des chefs comme Pleasanton ou Philip Sheridan qui commande en 1864 une redoutable armée de cavaliers.
En la personne de Grant, que sa médiocre réputation avait d’abord cantonné au seul commandement d’un régiment, Lincoln trouve enfin fin 1863 un stratège à la hauteur de Lee tout autant que le chef capable de mener l’ensemble de ses armées à la victoire. Gagnant la confiance du président par ses victoires à Shiloh en 1862 et à Vicksburg en 1863, Grant donne au Nord quelques-uns uns de ses rares succès décisifs des deux premières années. Loin de l’esprit classique et du goût de l’apparat de généraux se référant à Napoléon pour mener leurs campagnes, Grant, mis à la tête de toutes les armées de l’Union et brillamment secondé par des hommes comme Sherman et Sheridan, coordonne à partir de 1864 un magistral et définitif plan de destruction des forces confédérées. Faisant fi des normes de l’époque et modernisant les conceptions classiques de la stratégie, en particulier en matière logistique, il se révèle être le principal artisan de la victoire du Nord autant que le stratège le plus perspicace de la guerre. Il est l’un des seuls à véritablement mesurer la profonde évolution de la nature même des conflits.
Johnny Reb et Billy Yank, des milices d’états
aux armées nationales de masse
La guerre qui éclate brutalement en avril 1861 par le bombardement de Fort Sumter par les sudistes, bien que prévisible, n’en reste pas moins totalement improvisée. L’armée fédérale américaine de 1861 est indigente. Elle comprend en tout environ 1000 officiers et 15000 soldats pour couvrir un territoire immense. Elle est divisée en 7 zones géographiques dont une seule (930 hommes) pour couvrir l’ensemble des états à l’est du Mississippi, et principalement la frontière canadienne. L’essentiel des 198 compagnies de l’US Army est surtout réparti lorsque éclate la guerre dans 79 postes militaires à la frontière indienne. Ces troupes forment une vingtaine de petits régiments bien peu aptes à se lancer dans des opérations classiques contre un adversaire équipé à l’européenne. Bien que connaissant plus qu’un doublement de ses effectifs en 1861, cette petite armée fédérale est de toute façon notoirement insuffisante pour circonscrire la rébellion. De fait, au lieu d’être dispersés en vue d’encadrer les nouveaux régiments de volontaires comme le réclament certains nordistes, ses régiments sont conservés intacts et embrigadés afin de préserver leur cohésion. Quelques « Regular brigades » sont ainsi intégrées et se fondent dans les armées de l’Union (2 brigades régulières appartenant au 5e corps de l’armée du Potomac sont présentes à Gettysburg en juillet 1863).
Tant le gouvernement fédéral que la nouvelle Confédération doivent ainsi compter sur la capacité d’improvisation de quelques administrateurs inspirés dans le courant de l’année 1861 pour constituer une armée disparate de miliciens volontaires. Plus conscient de l’urgence et des enjeux de la rupture que son ennemi de Washington, le président confédéré Jefferson Davis fait appel dès le 6 mars 1861 à la constitution d’une armée de 100000 volontaires pour 12 mois. Usant d’abord de l’insuffisant système des milices prévu par la constitution, le président Lincoln autorise quant à lui en avril la formation par les états d’une armée de 75000 volontaires ne devant servir que 90 jours.
La manifeste impossibilité pour les deux camps d’emporter rapidement la décision après la victoire confédérée non exploitée de Manassas va rapidement mener à la constitution plus réaliste de vastes armées de volontaires et de conscrits engagés pour deux ou trois ans, puis pour la durée de la guerre. Dès le lendemain de la défaite, le 22 juillet 1861, Lincoln demande ainsi la création d’une force de 500000 volontaires pour trois ans. Le congrès entérine la décision en portant le service à la durée de la guerre.
D’abord efficace, ce volontariat menace de s’épuiser dès 1862. Un véritable système de conscription obligatoire est alors mis en place pour la première fois de l’histoire américaine par les deux camps. Premier à recourir à cette conscription pourtant aussi controversée qu’inégalitaire dans les faits, le gouvernement de Richmond la décrète en avril 1862. Lincoln, confronté aux même problèmes, fait voter « l’enrollment act » en mars 1863. Dans les faits, eut égard aux nombreuses exemptions, ce système est en réalité assez peu employé. Concernant une population patriote mais très jalouse de ses libertés individuelles, l’objectif réel du système est en réalité bien plus de provoquer une véritable levée en masse en stimulant le volontariat, en multipliant les primes d’engagement et en rendant humiliante l’obligation faite aux conscrits. Caractéristique des guerres modernes, elle marque néanmoins une évolution profonde dans le fait militaire, illustrant l’implication croissante de la population pour sa propre défense. Ainsi, malgré quelques violentes émeutes anti-conscription comme celles de New-York, la question des effectifs sous les armes ne posera jamais de graves problèmes jusqu’aux derniers mois de la guerre.
Entamée comme une simple opération de police contre l’insurrection du Sud, la guerre de Sécession se transforme ainsi en guerre ouverte et mène à la constitution de véritables armées de masse composées de non-professionnels. Bien que levées au niveau des états et conservant ainsi une identité locale, ces forces deviennent pourtant les plus vastes armées nationales jamais rassemblées depuis les guerres européennes de la Révolution et de l’Empire. Mais les conditions de la guerre ont depuis cette époque considérablement changé.
L’inégalitaire conscription fédérale 1863 – 1864
4 appels : juillet 1863, janvier, juillet et décembre
1864
|
Nombre total
|
Désignés pour être appelés sous les drapeaux (classe 1, 20 à 35
ans) |
776 000 |
Ne répondent pas à l’appel |
161 000 |
Renvoyés pour dépassement de quota |
93 000 |
Exemptés pour infirmité ou soutien de famille |
315 000 |
Exemptés contre indemnité (300 dollars – 2 premiers appels
seulement) |
87 000 |
Remplacés |
74 000 |
Contingent effectivement incorporé par conscription
|
46 000 |
D’après
Mc Pherson op. cit
« Notre
pays ensanglanté, ruiné, presque mourant, appelle de ses vœux la paix, frémit à
la perspective d’une nouvelle conscription, d’un surcroît de terrible
dévastation et d’autres fleuves de sang humain. »
Horace Greeley (journaliste
nordiste), lettre au président Lincoln, novembre 1864
L’évolution de la nature même du conflit est une des caractéristiques majeures de la guerre de Sécession. Les deux camps ne cherchent en effet pas à prendre le contrôle d’un même territoire. Deux entités territoriales distinctes s’y affrontent pour leur existence. Deux peuples frères que pourtant tout déchire se livrent ainsi une lutte totale et ininterrompue pendant quatre longues années sur un théâtre d’opération aussi vaste que l’Europe.
Mais les conditions respectives de cette existence sont dès le début très différentes au Nord et au Sud définissant par-là même des objectifs radicalement opposés. Le Sud n’a en effet d’autres besoins que de faire reconnaître son indépendance, pouvant se permettre de limiter l’emploi de la force pour repousser des Yankee qu’il méprise souverainement. Les audacieuses tentatives d’invasion de certains états du nord, telles celles de Sterling Price au Missouri en 1861 ou celles de Lee au Maryland et en Pennsylvanie en 1862-63, ne constituent que de vastes raids à objectif moral et politique, voire même simplement logistique, mais ne traduisent pas une tentative d’expansion dont le Sud n’a pas de réel besoin. Porter la guerre chez l’adversaire pour sauvegarder son territoire et ses ressources et rallier des sympathisants, menacer sa capitale pour le forcer à négocier et s’attirer la reconnaissance des puissances mondiales ; tels sont les buts du gouvernement de Richmond.
Le problème posé à Abraham Lincoln est dès le début beaucoup plus complexe et sa position infiniment moins confortable. Dès après l’humiliante défaite du Bull-Run en juillet 1861, il devient évident que le conflit ne peut se régler par une opération de police, aussi vaste et spectaculaire soit-elle. Pour préserver l’Union, le Nord n’a d’autre choix que de soumettre le Sud en l’étouffant et en l’envahissant. C’est ainsi à la nécessité de mener une guerre étrangère dans laquelle l’adversaire doit absolument être brisé et conquis que l’administration fédérale est alors confrontée. Aucune alternative n’est possible. Tout échec partiel dans la réalisation de ces objectifs ne peut alors qu’être synonyme de reconnaissance de la Confédération, entérinant de fait une partition définitive.
Pour ajouter à la précarité de la position nordiste, l’autorité politique d’un Lincoln intransigeant et fraîchement élu est fragile. Les démocrates du Nord, bien que restés fidèles à l’Union, aspirent très rapidement à la paix, n’ayant aucune intention de porter atteinte à « l’institution particulière » et répugnant par principe à écraser la liberté des états du Sud. Les marges de manœuvre d’un Lincoln controversé laissent présager dès 1861 de nombreuses crises potentielles en cas d’échec ou simplement en cas d’enlisement de la guerre. Ainsi, malgré les progrès de la situation militaire après plus de trois années de guerre, l’année 1864 manque de peu d’apporter une brutale victoire confédérée. Les élections longtemps incertaines reconduisent in-extremis à la tête de l’Union, face à un camp démocrate promettant la paix, un Lincoln décidé à mener la bataille jusqu’au bout.
L’industrialisation du conflit
« Là où, voici trois ans,
nous ne fabriquions pas un fusil, un pistolet ni un sabre, ni une balle ni un
obus […] nous fabriquons désormais tous ces articles en quantités suffisantes
pour satisfaire à la demande de nos grandes armées. »
Josiah Gorgas, chef du matériel de
l’armée confédérée, avril 1864
L’implication croissante de tous les pans de la société, de l’essentiel de ses ressources et de l’ensemble de sa capacité d’innovation est une marque de la profonde évolution des conflits de cette seconde moitié du XIXe siècle. Les premiers mois de la guerre de Sécession montrent ainsi chez les belligérants une prise de conscience progressive de la nature réelle des opérations et de leurs implications.
Si le différentiel démographique est un sévère handicap dans l’effort de guerre confédéré (6,5 millions de blancs du Sud contre plus de 22 millions au Nord), la dissymétrie des ressources et de la production industrielle est dès le début du conflit encore plus dramatiquement en défaveur des rebelles.
Les états agricoles de la Confédération ne possèdent ainsi en 1861 que 8% seulement de la totalité des capacités de production industrielle de l’ancienne Union. Son réseau ferré est en expansion mais reste trois fois inférieur à celui des Etats du Nord. De même, le manque d’infrastructures modernes et le peu d’esprit industrieux de la population sudiste sont de mauvaise augure. Encore la Confédération doit-elle l’essentiel de ses faibles capacités de production de matériels militaires aux ralliements tardifs de la Virginie et du Tennessee, deux états particulièrement exposés aux offensives des unionistes. Ainsi, seule dans toute la Confédération capable de produire le matériel lourd dont le besoin devient rapidement urgent, la fonderie de Tredegar à Richmond joue un rôle fondamental dans l’effort de guerre des rebelles. De même, l’important port de Norfolk et son arsenal, en tombant provisoirement entre ses mains, lui fournit une certaine capacité de production navale. Le premier cuirassé opérationnel de la guerre, le CSS Virginia, est ainsi obtenu par transformation et blindage d’une frégate inachevée et abandonnée à Norfolk : l’USS Merrimack. De fait, pour 58 cuirassés produits par l’Union durant la guerre, la Confédération parvient à en lancer 21.
Ainsi, bien que ne pouvant en aucun cas rivaliser avec une marine unioniste en bois d’une supériorité écrasante et toujours au cœur de la guerre navale, la marine confédérée peut-elle par une stratégie de coups d’épingles être créditée de quelques beaux succès. Pour l’essentiel, ces réussites sont à porter au crédit des premiers et poussifs cuirassés tapis le long des fleuves, tels le CSS Arkansas, et à la menace potentielle qu’ils représentent, ainsi qu’à une poignée de corsaires mixtes menaçant le commerce du Nord. A cet égard, les réussites du CSS Alabama du capitaine Semmes sont un facteur psychologique non négligeable au cours de la guerre.
Amorcé par la confiscation des arsenaux fédéraux installés sur son territoire, la capacité de la Confédération à équiper ses armées s’améliore considérablement dans l’année 1862. L’emploi rationalisé et le développement des rares moyens de production du Sud, allié à une capacité étonnante d’improvisation sous la direction de Josiah Gorgas permettent de pallier en partie aux insuffisances initiales. L’importation d’équipements divers grâce aux « raiders » parvenant au prix de nombreux exploits à forcer un blocus maritime de l’Union assez lâche, donnent également des résultats inespérés. Cet effort improvisé permet ainsi à la Confédération de disposer de moyens encore impensables au moment de la Sécession, et ainsi alimenter une guerre de quatre ans.
Ce massif effort de guerre n’est pourtant rien en comparaison de l’écrasante capacité matérielle d’une Union en croissance économique et démographique quasi-exponentielle. Entre 1862 et 1865, les attributs du passage à l’économie de guerre marquent le système de production du Nord. La mécanisation rapide et le passage de nombreuses usines à la production de guerre, tout autant que la féminisation ouvrière sont déjà des marques des futurs conflits.
Cette écrasante supériorité du Nord, conjuguée à certaines dissensions internes d’états jaloux de leurs prérogatives face au gouvernement de Richmond, empêche les autorités sudistes à bout de souffle et de marge de manœuvre de circonscrire la crise majeure qui se dessine à la fin de 1863.
S’il est exagéré de parler de révolution militaire en ce qui concerne la guerre civile américaine, elle est néanmoins marquée par de nombreuses évolutions et innovations participant de la « modernisation » des conflits armés. Cette guerre est en effet la première à utiliser à grande échelle les moyens techniques déjà apportés par les débuts de la Révolution industrielle et qui préfigurent déjà certains des moyens qu’emploieront les armées de la première guerre mondiale.
La révolution naissante des transports est une des plus significatives de ces évolutions. Les deux camps font ainsi pour la première fois un large usage du chemin de fer permettant d’acheminer matériel, vivres et combattants d’un bout à l’autre du théâtre d’opération. Cet emploi autorise des manœuvres absolument inenvisageables jusque là. Après ses victoires de 1862 et du printemps 1863, Lee peut ainsi transférer en quelques jours plusieurs de ses divisions vers les armées de l’ouest pour enrayer une offensive nordiste menaçant d’envahir l’Alabama et la Georgie. De même, Sherman s’enfonçant en Georgie en 1864 prend-il bien soin de détruire systématiquement les voies pour paralyser l’approvisionnement et les communications confédérées.
Le télégraphe joue également pendant la guerre de Sécession un rôle totalement nouveau et souvent mal mesuré dans les communications. Autorisant la transmission des ordres tout autant que la communication rapide des chefs militaires avec les autorités politiques et administratives, Grant l’utilise jusqu’au champs de bataille même en 1864 pour coordonner les mouvements des différentes armées sous son commandement.
La guerre de Sécession imprime également sa marque dans l’éternelle course entre l’épée et la cuirasse. A l’instar du siège de Sébastopol en Crimée quelques années auparavant, elle connaît un développement considérable du rôle des fortifications de ville et de campagne, favorisant le développement et l’emploi massif de l’artillerie de siège. Cette première forme de la guerre de tranchées atteint son point culminant avec le long et meurtrier face à face de Petersburg entre juin 1864 et avril 1865. L’Union y emploie avec d’ailleurs peu de résultats la technique des mines si caractéristique de la Première guerre mondiale. Déjà, la prise de Vicksburg en 1863 et la fortification par les confédérés de la ligne de Fredericksburg avait montré le rôle retrouvé des fortifications de campagne..
En matière d’armement, l’évolution fondamentale réside dans le passage du fusil à canon lisse à celui du canon rayé de portée et de précision très supérieures. Cet emploi d’armes rayées donne à la bataille une physionomie très différente en rendant au feu sa prééminence sur le choc. Dès lors, l’assaut frontal à découvert et en formation serrée des guerres napoléoniennes est si meurtrier qu’il est rendu impossible sauf face à un adversaire démoralisé. Si la prise de conscience de cette évolution tarde un peu à s’imposer totalement, elle n’en est pas moins une illustration majeure des changements militaires de ce temps. De même, en improvisant une cavalerie comme force d’éclairage et d’infanterie montée équipée de carabines à répétition, et non plus comme force de rupture, les armées du Nord et du Sud se révèlent déjà étonnamment en avance sur les lourdes cavaleries européennes de l’époque.
Enfin, une des plus significatives évolutions concerne la guerre navale. En quatre ans, les marines de guerre en bois, à propulsion classique à voile ou mixte voile – vapeur sont reléguées au musée de l’histoire. Dès 1861, l’Union et la Confédération travaillent sur divers projets de navires cuirassés océaniques ou fluviaux. Le mythique et stérile duel entre l’USS Monitor et le CSS Virginia le 9 mars 1862 marque ainsi le début de l’ère des cuirassés à tourelles mobiles. La veille, le Virginia avait coulé en quelques heures les frégates USS Cumberland et Congress, et fait s’échouer l’USS Minnesota, occasionnant à la marine de l’Union la plus grave défaite de son histoire jusqu’à Pearl Harbour. Autre innovation confédérée, le premier sous-marin du monde, le petit CSS Hunley, opérant depuis Charleston assiégée, parvient à l’aide d’une « torpille » primitive à couler un navire de blocus avant de sombrer en 1864. Ces nouvelles armes, à défaut de changer le cours de la guerre, ont des effets psychologiques indéniables et marquent là encore une évolution profonde dans les problématiques militaires du temps.
Mais le rôle de la marine ne se cantonne pas à ces inventions poussives et peu fiables. Pendant toute la guerre La marine de l’Union assure un blocus naval de la Confédération qui bien qu’assez lâche, fait chuter en 1865 de près de 60% le trafic maritime du Sud. Grâce à des amiraux de grand talent, tels Porter ou Farragut, elle opère également plusieurs véritables débarquements « amphibies » protégés par ses cuirassés afin de compléter le blocus en occupant les principaux ports du Sud ou pour s’assurer du contrôle des voies navigables. Ces opérations combinées d’étouffement de la Confédération se révèlent un facteur déterminant de sa chute, en limitant notamment dans des proportions considérables sa capacité à exporter son coton. Le contrôle naval du Mississippi associé à la chute du verrou de Vickburg en 1863 sépare littéralement la Confédération en deux tronçons incapables de communiquer, marquant par-là même sans doute le début de la fin de la cause sudiste.
Plus de 2 millions d’Américains ont porté l’uniforme bleu de l’Union contre près de 900000 portant le gris des sudistes. Au plus fort de la guerre en 1862 – 63, le Nord compte un million d’hommes sous les armes tandis que l’armée de la confédération en aligne 600000. Ces effectifs annoncent déjà les gigantesques levées d’hommes que seront les guerres du vingtième siècle.
Les quatre années de guerre ouverte entre le Nord et le Sud constituent le premier conflit de cette dimension et de cette ampleur. Si certaines guerres avaient été longues et meurtrières, aucune n’avait jusque là montré un face à face permanent à une échelle continentale. Environ 2000 batailles d’importance variée ont été livrées en quatre années sur un territoire de plusieurs millions de kilomètres carrés.
Le nombre des pertes, plus précis en ce qui concerne l’Union que pour sa rivale, démontre à lui seul la sauvagerie d’une guerre menée jusqu’à la fin sans esprit de réconciliation. La victoire de l’Union marqua la disparition pure et simple de la Confédération et de son modèle de société, dont l’esclavage était indissociable.
Plus de 600000 soldats furent tués dans ce conflit dont 360000 nordistes. Parmi ces derniers, si 140000 furent tués au combat, environ 220000 moururent pour d’autres causes dont la maladie forma l’essentiel. L’Union eut également à déplorer pas moins de 280000 blessés. Malgré quelques progrès dans l’organisation des services sanitaires, ceux-ci se révélèrent presque aussi insuffisants qu’au temps des guerres napoléoniennes.
Les chiffres concernant la confédération restent plus approximatifs mais elle perdit entre 200 et 280000 tués dont au moins 100000 au combat et plus encore de maladie. Rapporté aux effectifs totaux déployés, ces chiffres se révèlent considérables et montrent qu’entre un quart et un tiers des sudistes ainsi que près de 20% des nordistes engagés dans cette guerre y perdirent la vie. Illustrant l’incroyable dureté de cette longue lutte, lors de la reddition de Lee en avril 1865 les Virginiens qui composent la brigade d’élite « Stonewall », la plus célèbre et décorée de toutes les armées confédérées, ne sont plus que 210 répartis dans ses cinq régiments. En 1861, l’effectif théorique de cette brigade était de 4000 fusils.
Marquant la fin d’une certaine idée des Etats-Unis, la guerre de Sécession fut surtout l’acte de naissance de l’Amérique moderne débarrassée du boulet moral et économique de l’esclavage et se lançant dans sa « seconde révolution », consacrant le libéralisme « yankee » comme ciment fondamental de l’Union. Le Sud entra dans un déclin dont il ne se redressa jamais vraiment, tandis que le Nord allait peu à peu lancer le pays tout entier dans une position prééminente dans le concert des nations.
Mais cette guerre fut tout autant la première véritable répétition générale des épouvantables luttes globales qu’allaient être les conflits du XXe siècle.
DATE |
BATAILLE |
Nord / Sud |
Effectifs |
Taux de Pertes |
Victoire |
21/07/61 |
1st Manassas (Bull Run) (Virginie) |
Mc Dowell / Beauregard |
18000 / 18000 |
2700 / 2000 15 / 11 % |
CSA
|
6/04/62 |
Shiloh (Tennessee) |
Grant / A.S Johnston |
63000 / 40000 |
13000 / 11000 20 / 27 % |
USA |
25/06-1/07/62 |
Sept
Jours
(Virginie) |
Mc Clellan / Lee |
105000 / 85000 |
10000 / 20000 10 / 24 % |
Tac USA Strat CSA |
17/09/62 |
Antietam (Sharpsburg) (Virginie) |
Mc Clellan / Lee |
70000 / 45000 |
13000 / 13000 19 / 29 % |
USA |
2-6/05/63 |
Chancellorsville (Virginie) |
Hooker / Lee |
110000 / 60000 |
17000 / 13000 15 / 22 % |
CSA
|
1-3/07/63 |
Gettysburg
(Pennsylvanie) |
Meade / Lee |
90000 / 75000 |
23000 / 28000 25 / 37 % |
USA |
18-20/09/63 |
Chickamauga
(Georgie) |
Rosecrans / Bragg |
65000 / 62000 |
16000 / 18000 25 / 29 % |
CSA
|
5-12/05/64 |
Wilderness –
Spotsylvania
(Virginie) |
Grant-Meade / Lee |
90000 / 70000 |
32000 / 18000 35 / 25 % |
USA |
Quelques-unes des principales batailles du conflit.
Eléménts de
bibliographie :
- Mc Pherson (James), La guerre de Sécession 1861-1865, Robert Laffont, 1991. (Traduction de l’incontournable classique « Battlecry of Freedom », cette remarquable synthèse est à la fois saluée comme la meilleure et reste une des seules disponible en français.)
- Office of the Chief of Military History, American Military History – The Civil War, United States Army. (En Anglais, une somme de référence sur la question.)
Eléments
annexes :
- Corps (xxx - effectif théorique 20 à 40000 hommes) : Echelon intermédiaire apparu en 1862 pour encadrer les trop nombreuses divisions (2 à 4 généralement). Ils sont numérotés dans l’armée de l’Union et désignés par leur chef dans la Confédération. Créés pendant les guerres de la Révolution et de l’Empire, les corps d’armée forment une force autonome disposant d’infanterie, d’artillerie, parfois de cavalerie et de son propre train logistique. Les Fédéraux créent dans la seconde partie de la guerre des corps spécialisés de cavalerie et inaugurent l’insigne distinctif de corps d’armée, afin de favoriser l’émulation et l’esprit de corps.
- Division (xx - effectif théorique environ 12 à 15000 h) : Unité d’opération fondamentale, la division comprend 2 à 5 brigades.
- Brigade (x - effectif théorique 4 à 6000 h) : C’est l’unité tactique de référence sur les champs de bataille. Elle encadre en général 4 à 6 régiments et prend le nom de son général. Certaines brigades d’élite ont conservé une dénomination particulière durant tout le conflit (brigade de fer nordiste, Brigade Stonewall sudiste)
- Régiment ( /// - effectif théorique 1000 h) : Unité de base de l’organisation militaire, elle regroupe en théorie 10 compagnies. Les effectifs fondent au cours de la guerre, particulièrement dans le camp de l’Union, les autorités fédérales choisissant le plus souvent de constituer de nouvelles unités plutôt que de compléter les effectifs existant. La dénomination ordinaire des régiments reprend l’état d’origine des soldats assorti d’une numérotation fonction de l’ancienneté (13th New York, 4rd Virginia, 1st United States Sharpshooters…)
- Compagnie (/ - effectif théorique 100 h) :
C’est la plus petite des unités. La compagnie est très fréquemment en
sous-effectif à mesure de l’avancée des opérations. Pour l’artillerie, les
batteries (généralement 6 à 8 pièces) sont regroupées en bataillons et pour
l’union en brigades.
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